Une petite merveille

Vous allez faire les frais de mon indéfectible enthousiasme ici. Je travaille sur un mémoire à propos du personnage du guerrier dans l'heroic fantasy, et j'ai trouvé sur une boutique anglaise de livres antiques (ou plutôt de livres dorénavant introuvables) ce titre : Literary Swordmen and sorcercers : the makers of heroic fantasy, par Lyon Sprague de Camp. Le livre, extrêmement joli avec une légère odeur de moisissure, assez légère pour qu'elle soit pleine d'enchantement pour une amoureuse des livres comme moi, dresse une histoire de l'heroic fantasy, depuis la fin du 19ème siècle jusqu'à la seconde guerre mondiale. On fait un plongeon dans le temps sous la plume agréable et pleine d'humour de De Camp, tellement loin des essais universitaires dont je pâtis ordinairement, que c'est une goulée d'air pur. Je retrouve la passion qui est à la base des aventures des héros de la fantasy, cette curiosité insatiable, cette envie de rejoindre un monde "as far from the real world of the here-and-now as one could imagine".
De plus, cette compilation d'articles de ce grand auteur de science-fiction, fantasy, essayiste et créateur de parodies (de Conan, même s'il vouait une grande admiration à Howard, dont il a publié plusieurs histoires après son suicide) ; est introduite par un texte de Lin Carter. Lin Carter, proche de Lyon Sprague de Camp, retrace l'histoire de ce dernier, nous l'esquissant par quelques détails bien choisis, le rendant ainsi familier et sympathique. Qu'on imagine les débuts de l'heroic fantasy américaine, avec Fletcher Pratt (auteur loué par Moorcock, ayant travaillé avec De Camp sur une série à propos d'un scientifique, Harold Shea, dont les expériences loufoques le projettent dans d'autres mondes, notamment celui des sagas islandaises...) organisant des parties de bataille-navale dans son salon, où il rencontre Sprague de Camp. Presque tous les sépare (physique, éducation, milieu social) mais l'amitié naît. Et voilà qu'est lancée une nouvelle phase de l'heroic fantasy en Amérique, cet étrange pays sans passé qui se voit contraint à inventer une "néo-mythologie". En effet, pour Lin Carter, Superman fait figure de héros antédiluvien dans ce pays agé de deux siècles... Howard, Lovecraft, Pratt, De Camp, Mermitt, Clark Ashton Smith, qui sait, sont peut-être les bardes de notre siècle qui racontent les futures vieilles épopées...
Et comme il est curieux - et émouvant - de lire dans l'introduction de Carter, dans le respect qu'il voue à De Camp, cette petite remarque humouristique : De Camp sera encore vivant à 90 ans, car il se lève tous les jours à 6h et prend tellement soin de sa personne, et Carter lui-même, de dix ans son cadet, le sera bien avant lui "in cigarette-smoker's grave". Et c'est ce qui est arrivé. De Camp, né en 1907, est mort en 2000, et Carter est décédé d'un cancer de la gorge en 1988.
Nous connaissons mal ce monde en France. Notre génération n'a jamais lu de pulp et l'image générale de l'heroic fantasy, si elle remonte avec des auteurs anglais tels que Gemmell ou Moorcock, est très mauvaise. personne n'a lu Conan, tout le monde a en tête son image dans les horribles adaptations cinématographiques. Et pourtant, j'ai presque l'impression que l'heroic fantasy au milieu du 20ème siècle, aux Etats-Unis, réunissaient un petit cercle de passionné se serrant les coudes, créant par là un véritable mouvement littéraire, digne de ce nom. J'aimerais vraiment faire découvrir ces auteurs (dont beaucoup me sont encore inconnus), et montrer que leur littérature n'est pas aussi caricaturale qu'on veut bien le faire croire. Et, si je ne veux pas remettre en question Tolkien, montrer que The Lord of the Rings n'est pas le seul classique d'heroic fantasy au 20ème siècle. Les auteurs américains sont victimes de trop de préjugés en Europe. Merci donc, pendant que j'y pense, aux Moutons Electriques qui ont publié cette superbe somme sur Conan, extrêmement bien documentée et visiblement écrite avec un enthousiasme de fan et non de lettré prétentieux.

Voilà, voilà, j'espère pouvoir bientôt écrire d'autres chroniques et être en mesure de fournir des documentations sur l'heroic fantasy aux US... J'ai bien envie d'acheter du Pratt et d'autres Sprague de Camp, mais c'est dur, d'acheter tous ces livres

C'est un tel plaisir de lecture, je ne peux résister à quelques citations.

Il explique que si on définit les littératures de l'imaginaire par différence par rapport aux romans réalistes, on dirait que les romans de l'imaginaire racontent des choses qui ne peuvent pas arriver, alors que les romans réalistes racontent ce qui peut arriver. Mais qu'en est-il de... "this little old lady who always comes upon freshly-cooled corpses and solves the mystery after the bungling police have failed" Vous aurez reconnu Miss Marple... C'est sûr que dit comme ça

A propos du courant des romans qui, voulant être réalistes, plongent dans la psychologie et le symbolisme... "The results were often more confusing than stimulating" Enfin quelqu'un qui a l'honnêteté de dire que Joyce est imbuvable !

Les ravages de Don Quichotte... "This work so hilariously burlesqued the medieval romance that nobody thereafter dared to write one."

Et enfin, à propos de ce cher Jean-Jacques... La plus piquante de ces citations, je trouve :
"Rousseau was not the utter fool that selected quotations from his writings can make him appear, even through his reasoning powers, while no negligible, were usually overborne by his intense emotionalism, and his principal emotion was a passionate love of Jean Jacques Rousseau."