Les Bienveillantes

Je voulais parler de ce livre dans ce cadre car il est trop chargé d'histoire, de polémique, de tensions, de philosophie et de politique pour le chroniquer innocemment. Je me demandais si tu l'avais lu, Erk, étant donné ton intérêt pour cette période de l'Histoire.
Pour ceux qui ne voient pas du tout de quoi je parle, il s'agit du premier roman de Jonathan Littell, qui s'est documenté sur le sujet pendant cinq ans, après avoir passé quelques années dans les organisations humanitaires, à travailler sur le terrain dans les régions de conflit. Les Bienveillantes, ce sont les Erinyes dans la tragédie d'Eschyle, les divinités de la vengeance qui poursuivent le criminel. Le principe du roman est simple : un ancien nazi raconte son histoire personnelle (souvent très intime) et son expérience de la guerre, du totalitarisme, des camps. Le roman est écrit à la première personne, il est très cru, mêlant des passages violemment poétiques (car rien n'est tranquille dans ce livre) à la froide description d'horreurs quotidiennes. On est alors confronté aux réflexions et aux interrogations d'un homme qui doute, un homme intelligent, cultivé, que l'auteur a voulu dépeindre non pas comme un simple pion de l'Histoire, avec ce qui s'ensuit, à savoir la déresponsabilisation trop facile des acteurs du régime nazi ; ni comme un grand criminel de guerre, sadique et sans scrupules. Ce mélange est, je vous le garantis, un peu trop troublant pour ne pas se sentir concerné. Ajoutez à cela qu'on apprend bien des choses sur la guerre du côté allemand, bien des choses qui n'ont pas été abordées en cours. C'est un véritable documentaire, extrêmement riche et détaillé, mais aussi un roman, un récit de vie, avec ses banalités, ses grands drames. Des personnages célèbres sont des personnages importants du livre, comme Himmler ou Eischman, ce qui contribue à son réalisme effrayant. La magie romanesque opère, on accorde une totale crédibilité au narrateur qui éclipse dangereusement l'auteur. Ce narrateur n'écrit pas une plaidoirie pour se défendre, car il estime qu'il n'a pas à se défendre. un peu à la manière d'un Céline, il va chercher nos failles, nos vides et nos peur, et nous aspire dans son vertige : qui suis-je, que sommes-nous... Quelle conclusion à chercher ? Il n'y a pas de clés, de doctrines et jugements rassurants. Seulement la conscience des actes, la conscience qui veille, d'où, je le pense, le titre.
Si ça vous intéresse, voici un lien vers l'article de wikipédia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Bienveillantes
Ainsi qu'une interview de Littell : http://www.urban-resources.net/pages/jonathan_littell_interview.html
Et enfin, voici l'incipit du roman : http://www.lire.fr/extrait.asp/idC=50329&idTC=13&idR=202&idG=3

Que pensez-vous d'une telle démarche ? Avez-vous lu le livre ? Cela vous donne-t-il envie de lire le livre ? avez-vous lu des romans similaires ?

C'est fou que dans cette section on ne parle que de la seconde guerre mondiale et des nazi

Je ne sais pas trop quoi te répondre concernant la démarche... A vrai dire je n'en pense pas grand-chose parce que j'ai peu réfléchi aux conséquences du choix d'un tel sujet. Pour moi, on a envie d'écrire quelque chose, on le fait, sans forcément se poser de grandes questions existentielles. D'après son interview, j'ai l'impression que Littell voulait seulement traiter d'un sujet qui l'intéressait, pour des raisons philosophiques et psychologiques, et dont il trouvait des extensions, des parallèles, dans le monde contemporain.
Je comprends que la démarche puisse sembler problématique : il n'a pas vécu la guerre, il vit dans un monde qui se croit débarrassé de la terreur nazie. On peut se demander ce qu'il chercher à dire, d'autant plus que, comme cela a été souligné, son livre peut faire penser à celui de Robert Merle. L'idée n'est donc pas inédite. Mais j'imagine que comme tout un chacun, Littell a eu envie de s'approprier l'Histoire. Et je pense qu'il a eu raison, car l'Histoire constitue une part non négligeable de ce que nous sommes, en tant qu'individus. C'est comme si l'Histoire pouvait, en puissance, se rejouer en nous. Nous en sommes tout autant le théâtre que les acteurs.

En tous cas, je voudrais bien lire ce bouquin. Enfin, "je voudrais"... Quelque part je n'ai jamais envie de lire ça, personne à mon avis... Mais je crois que c'est non seulement intéressant, mais aussi absolument nécessaire. Je vis dans le monde et il vit en moi. La guerre est en moi. Je pense que c'est tout à fait passionnant.

Cela me fait penser que j'ai relevé dans son interview un paragraphe que j'ai trouvé étrange. Là je n'ai pas le temps, mais j'essaierai de revenir dessus plus tard:
"Mais il s'agit d'un nazi hors norme, peu réaliste et pas forcément crédible.
Je suis d'accord. Mais un nazi sociologiquement crédible n'aurait jamais pu s'exprimer comme mon narrateur. Ce dernier n'aurait jamais été en mesure d'apporter cet éclairage sur les hommes qui l'entourent. Ceux qui ont existé comme Eichmann ou Himmler, et ceux que j'ai inventés. Max Aue est un rayon X qui balaye, un scanner. Il n'est effectivement pas un personnage vraisemblable. Je ne recherchais pas la vraisemblance, mais la vérité. Il n'y a pas de roman possible si l'on campe sur le seul registre de la vraisemblance. La vérité romanesque est d'un autre ordre que la vérité historique ou sociologique."