Questions métaphysiques

Dans la série de livres qu'il a consacrée à son initiation auprès de Don Juan, Castaneda évoque une technique permettant, à condition de la maîtriser totalement, d'accéder au monde, à la réalité, tels qu'ils sont, et non tels qu'on les voit, c'est-à-dire tels qu'on les construit. Il s'agit, pour commencer, de faire cesser le dialogue intérieur. Avez-vous déjà essayé? Don Juan dit que sans cesse, nous parlons le monde. Nous le décrivons. Et, ce faisant, nous le transformons. Décrire une chose, ne serait-ce qu'en remarquant qu'elle est bleue, c'est déjà s'imposer une façon de la percevoir. Pour voir, il faudrait déjà parvenir à ne plus penser. Que cesse entièrement cette description que nous construisons inconsciemment, au fur et à mesure que nous recevons les informations.

Pour ma part, je crois que je suis en butte au même problème que Castaneda : je suis écrivain. C'est-à-dire que j'écris, en permanence. Les mots sont l'ultime façon dont j'enregistre et décode ce qui m'entoure. Plus que quiconque, je reconstruis en permanence la réalité, me l'appropriant par le mot - que j'espère le plus juste possible, bien sûr, car j'ai la conviction que chaque mot, s'il est correctement choisi, décrit exactement la chose perçue. Castaneda parvient difficilement à se défaire de cette habitude : il prend en note la moindre réflexion de Don Juan, il consigne la moindre de ses expériences. Et c'est ainsi que, en essayant de l'appréhender de la manière la plus juste, il s'en éloigne. Étrange - et douloureux - paradoxe.

Cela me fait penser à une tout autre culture, celle des Aborigènes d'Australie. J'ai lu (dans un roman, certes) que pour trouver le chemin à emprunter dans cette nature dangereuse, chaotique, les Aborigènes chantaient. En chantant, ils décrivent la route, leur route. Et ainsi, ils ordonnent le monde. L'invisible devient visible. Le chaos s'apaise. La route apparait.

Ces deux conceptions s'opposent : tandis que l'un s'abandonne totalement, lâche prise, les autres au contraire s'approprient le monde pour le voir. Mais cela signifie une chose : dans les deux cas, le mot invoque. Il fait apparaître quelque chose.

C'est vraiment un curieux cheminement, pour l'écrivain. Il faut tenter de quitter tous ses oripeaux mentaux, plonger, abandonner tout. Puis revenir, et accepter de rogner une partie de sa lucidité au service des mots. Bâtir une illusion qui pourtant, sera une porte d'entrée, une clé, pour celui de nos lecteurs qui aura envie de la franchir.

Je me demande ce que ça me ferait. C'est comme si j'étais à ma fenêtre, et qu'elle était grillagée. Les mots défilent en permanence. Qu'est-ce que ça fait d'être confronté au monde, sans filet? J'imagine l'ivresse, mais aussi la terreur. Parce que finalement, ce serait comme me dissoudre?

Dans Histoires de pouvoir, Don Juan explique bien que la drogue n'est pas nécessaire pour accéder à ces états. Elle l'a été (nécessaire) pour Castaneda, trop pris dans les rets de sa propre culture, de sa propre conscience, mais ce n'est qu'un moyen, ce n'est qu'une transition. Mais tu as raison, Castaneda décrit bien (du moins nous lecteurs le supposons) ses expériences, avec un brin d'imagination, nous pouvons approcher une partie de ce qu'il a ressenti.

Personnellement, je n'ai jamais réussi à faire taire les voix intérieures. La musique même, fait toujours naître quelque chose chez moi, une pensée, plus ou moins claire, un sentiment qui se transforme en mots, peu à peu. Il y a d'ailleurs un exercice difficile avec la musique : essayer de faire comme si c'était la première fois qu'on l'entendait. Je connais tellement par cœur certains titres que je me suis aperçue que mon cerveau les déroulait un poil plus vite, un peu comme si j'avais toujours une note d'avance. J'essaie souvent de m'entraîner à découvrir le morceau au fur et à mesure, de redécouvrir la mélodie pas à pas, sans préjugé. Quand j'y arrive, le morceau est encore plus beau